L'étrange créature du lac noir

(Creature from the Black Lagoon)

 L'histoire

Au coeur de l’Amazonie, un paléontologue découvre un fossile de main appartenant à une espèce inconnue. Persuadé qu’il s’agit du chaînon manquant entre l’homme et le poisson, il rassemble une expédition pour exhumer le reste du squelette. L’équipe décide alors de descendre le fleuve en bateau, s’enfonçant dans un territoire sauvage et poisseux, sans se douter que les eaux abritent encore l’étrange créature…

Image

Le petit mot du Doc

C'est avec LE MÉTÉORE DE LA NUIT (1953), premier film en 3D réalisé par Universal alors en quête d'originalité pour contrer l'explosion de la télévision qui menace l'hégémonie du grand écran, que le réalisateur Jack Arnold se rend populaire auprès du studio1. Son savoir faire sur ce nouveau procédé et le succès du film contribuent tout naturellement à ce qu'il soit désigné pour diriger L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR, premier métrage 3D réalisé en milieu aquatique. Bien qu'arrivé plus tard, le film termine l'ère des monstres d'Universal qui avait vu la naissance de Dracula, Frankenstein, la Momie et le Loup-garou…

Tandis que certains pensent que la découverte récente d'un poisson préhistorique en 1939 (le coelacanthe) près de Madagascar fut le point de départ de cette histoire, William Alland, le producteur, donne la version la plus plausible de cette genèse : lors d'une soirée donnée par Orson Welles au début des années 40, le cinéaste mexicain Gabriel Figueroa mentionna la légende d'un être mi-homme mi-poisson qui quittait son fleuve une fois l'an à la recherche d'une jeune femme, un être qu'il jurait lui-même avoir vu et dont il pouvait apporter des preuves. Particulièrement intrigué par cette histoire, Alland la mit de côté avec l'idée d'en tirer un film, un jour…

Attiré par le théâtre, William Alland rejoint la troupe du Mercury Theatre dirigée par Orson Welles. Il prend part aux lectures radiophoniques du "Dracula" de Bram Stocker ou encore de la fameuse version de "La guerre des mondes" qui terrorisa le pays un soir de 1938. En 1952 il est embauché par Universal et se lance dans la production d'une série de films de science-fiction et de westerns. Là il entreprend une fructueuse collaboration avec Jack Arnold qui donne naissance à 9 films dont LE MÉTÉORE DE LA NUIT, L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR et TARANTULA.

Image

Le premier scénario d'Alland n'est qu'une note d'intention de trois pages intitulée "The Sea Monster". Celui-ci s'étoffe sous l'écriture de Maurice Zimm qui développe l'intrigue sur 59 pages et qu'il renomme "Black Lagoon". Mais, loin de faire l'unanimité, ce développement est confié à Leo Lieberman, Arthur Ross et Harry Essex qui embellissent l'histoire pour finalement devenir "Creature from the black lagoon" dont la production débute le 6 octobre 1953.

L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR est tourné dans les Everglades de Floride, un endroit qui simule aisément la jungle amazonienne. Ricou Browning, étudiant et maître nageur qui a aidé Alland et Arnold à dénicher le spot idéal de tournage est choisi par le réalisateur pour incarner la créature lors des scènes sous-marines. D'abord parce qu'il connait parfaitement les lieux, ensuite parce que le style de ce nageur hors pair, capable de retenir son souffle pendant de longues minutes, convient à Arnold pour imiter la créature de son film. A terre, le costume de la créature est endossé par Ben Chapman.

La fabrication de ce costume atypique aurait coûté quelques 18.000 dollars (chiffre sans doute gonflé afin d'attirer l'attention de la presse sur les moyens mis en œuvre pour le film). Il est l'aboutissement de 76 dessins de silhouettes et de 32 dessins de têtes. Un défi pour cette créature, première du genre à nécessiter un habit complet en mousse. Deux versions sont réalisées : l'une jaune pour aller sous l'eau, l'autre verte pour les scènes terrestres. Et pour rendre les déplacements terrestres moins naturels, on ajoute de lourds poids aux pieds de l'acteur afin qu'il estompe sa démarche et qu'il "traîne" les pieds au sol. Aujourd'hui, ce costume de mousse n'existe plus (les effets du temps en ont eu raison) et le moule qui a permis de le fabriquer a été jeté par manque de place ! Si sa paternité revient au maquilleur Bud Westmore, il est en réalité à mettre au compte de toute son équipe.

Image

Julie Adams, qui hurle à la perfection à chaque rencontre avec la créature, a peu tourné dans les films de genre. Et pourtant, L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR la rend célèbre du jour au lendemain. Certes parce qu'elle est une belle et talentueuse actrice mais sans doute aussi parce qu'elle a de magnifiques jambes (assurées à 500.000 dollars parait-il) qu'elle n'hésite pas à montrer, en short ou dans ses tenues de bains (elle se change plus de dix fois dans le film). Si la chose est fort compréhensible étant donné que l'action se passe à 98% en milieu aquatique, l'affaire est encore un peu osée au début des années 50 ! Elle est ici doublée par la cascadeuse Ginger Stanley. On la verra en 1962 dans un autre film de science-fiction et tout aussi liquide : THE UNDERWATER CITY.

Parmi les autres acteurs citons Richard Carlson dans le rôle de David Reed, héros du LE MÉTÉORE DE LA NUIT au côté de Barbara Rush et du MONSTRE MAGNÉTIQUE (1953) de Curt Siodmak. On le voit dans RIDERS TO THE STARS (1954) qu'il dirige, dans LA GUERRE DES CERVEAUX (1968) de Byron Haskin ou encore dans LA VALLÉE DE GWANGI (1969) de Jim O'Connolly. Richard Denning tient lui aussi de nombreux premiers rôles dans des films de science-fiction de cette époque : citons TARGET EARTH (1954), DAY THE WORLD ENDED (1955), LE TUEUR AU CERVEAU ATOMIQUE (1955) ou encore LE SCORPION NOIR (1957). Whit Bissell, qui joue ici le Dr. Thompson, est une des figures de ce cinéma de genre des années 50/60 bien qu'il se cantonne souvent aux seconds rôles. Parmi sa très longue filmographie, notons LOST CONTINENT (1951), I WAS A TEENAGE WEREWOLF (1957) et DES FILLES POUR FRANKENSTEIN (1957) dans lequel il interprète le Dr. Frankenstein. Et un passage remarqué dans la série AU CŒUR DU TEMPS (1966) sous les traits du Général Kirk.

Cette relecture de la belle et la bête est un succès inattendu. Avec un budget de 680.000 dollars (Universal ne voulait pas tourner en couleur pour diminuer les coûts de production), le film en rapporte 3 millions. Si bien que la suite (d'ores et déjà prévue dès 1952) ne se fait pas attendre. Egalement réalisé par Jack Arnold, LA REVANCHE DE LA CRÉATURE sort l'année suivante. Cette fois-ci la créature est capturée et exhibée au monde dans un parc aquatique. Mais lorsque celle-ci s'échappe c'est pour retrouver la belle. Lorsque on met les deux films bout à bout, on se rend compte que l'histoire est tout à fait celle de KING KONG (1933). William Alland, ne l'a d'ailleurs pas démenti. Bien que dirigé cette fois-ci par John Sherwood, un ami de Jack Arnold, la créature fera l'objet d'un troisième et dernier volet l'année suivante : LA CRÉATURE EST PARMI NOUS. Cette fois-ci la science entre en action. Des scientifiques tentent de rendre la créature plus humaine… En 1982, Jack Arnold préparait un remake de L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR, mais le projet fut écarté par Universal au profit d'un autre film de monstre marin : LES DENTS DE LA MER du jeune et prometteur cinéaste Steven Spielberg. Un Spielberg qui avoua s'être inspiré d'une scène de L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR, celle du ballet sensuel entre Julia Adams et la créature.

Image

Vu de notre époque, L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR semble ne pas faire cas de la vie animale et de son habitat : l'héroïne qui jette une cigarette avec nonchalance dans l'eau de ce magnifique et sauvage lagon, l'utilisation d'un violent poison (la roténone, qui entre dans la composition de nombreux pesticides et insecticides) qui tue les poissons et les laisse flotter ventre à l'air à la surface de l'eau, le besoin maladif de capturer la créature coûte que coûte, morte ou vive, histoire d'assouvir l'orgueil d'un seul… Si les mentalités ont quand même un peu changé, l'homme est bien resté le même,… détestable.

Ce qui nous mène à la réflexion suivante : qui de la créature ou de l'homme est le monstre ? C'est d'ailleurs en partie pour cela que le mot "monstre" n'apparaît pas dans le titre du film. Il fallait donner à la "chose" un nom qui ne lui ait pas rendu justice avant le moindre procès.

Le film a retrouvé le chemin des salles le 7 novembre dernier, bénéficiant d'une restauration inédite en 2D et 3D. Cette version restaurée est disponible en Blu-ray chez l'éditeur Carlotta.

--------------------
1Le réalisateur va dès lors se "spécialiser" dans la science-fiction et nous offrira quelques titres d'anthologie comme cette L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR et sa suite, comme l'araignée géante de TARANTULA, et aussi mais surtout comme le superbe L'HOMME QUI RÉTRECIT (1957).

18 février 2013